mercredi 8 avril 2015

Chronique d'un barbecue ordinaire, 5 avril 2015

Se réjouir de passer le week-end de Pâques en compagnie de Fils Adoré.
Étudier les prévisions météorologiques.
Décider que la légère embellie annoncée pour les fêtes pascales suffira à nous permettre de nettoyer la terrasse. Espérer pouvoir allumer le premier barbecue de la saison.

Voir Compagnon Cuisinier revenir ce vendredi saint les bras chargé d’un vieux four électrique manifestement hors d’usage.
L’écouter nous expliquer comment il l'a trouvé sur le trottoir et l'a récupéré pour le transformer en un barbecue-four à bois. « Tu verras, j’ai tout prévu, laisse-moi faire, on pourra l’utiliser comme un barbecue en laissant la porte ouverte et comme un four à bois en la fermant. » Rêver déjà de ce qu'il va réaliser.
L’observer durant tout l’après-midi désosser la bête, dévisser, se pincer, découper, scier, démantibuler, s’acharner, se couper, jurer, persévérer…
Admirer son ingéniosité et son obstination.

Le voir recouvrir la carcasse métallique de feu le four d’un morceau d’isolant thermique récupéré lui aussi sur un coin de trottoir. (Informer : à Bruxelles, tout se récupère sur les trottoirs. Faire d’ailleurs partie de ces gens qui ont meublé presque tout leur appartement grâce aux objets abandonnés sur un coin de bitume aux bons soins de qui en voudra…)
Filer en fin de journée au supermarché acheter un poulet (« Tu verras ma chérie ce soir pour fêter l’arrivée de ton fils on va manger un poulet cuit dans notre nouveau four à bois. »)
Se régaler d’avance.
Rentrer du supermarché, reprendre son poste d’inspectrice des travaux finis, émettre quelques doutes sur l’efficacité de l’isolation, vite balayés par Compagnon Cuisinier. 
Admirer derechef.

Se rendre à la gare pour y attendre Fils Adoré d’un pas comme toujours léger.
Sentir comme toujours la même bouffée d’émotion en serrant Fils Adoré dans ses bras.
Rentrer en lui racontant les exploits de Compagnon Cuisinier et lui promettre qu’il va se régaler.
Tordre le cou à son scepticisme lorsqu'il découvre l’appartement et la terrasse sens dessus dessous. Lui expliquer que pour certains le bricolage est un art et qu’il ne s’accommode pas d’ordre et de propreté.

Voir le temps passer.

Suggérer à Compagnon Cuisinier que Fils Adoré devrait commencer à avoir faim et qu’il serait bon qu’il mange avant minuit.
Patienter (« J’ai presque terminé ma chérie, un tout petit peu de patience et on va se régaler. »)
Assister enfin à l’installation de l’engin sur la terrasse et à son allumage.
Voir les flammes envahir l’habitacle du four électrique devenu four à pain et se dire que tout de même ça brûle bien.
Se dire que ça brûle même très bien.
Se dire que ça brûle même peut-être un peu trop bien.
Se demander s’il est normal que des flammes sortent par le trou percé par Compagnon Cuisinier pour servir de conduit d’aération. 
S'inquiéter de voir les épaisseurs d’isolant thermique, de papier collant plastifié, de contreplaqué enrobant notre nouveau four à bois s’enflammer.

Contempler un énorme nuage noir et nauséabond monter dans le ciel bruxellois en direction des fenêtres du voisinage. 
Maudire l’indifférence des voisins qui laisseraient une famille entière périr dans un incendie sans appeler les pompiers.
Se féliciter de l’indifférence des voisins qui nous évite d’avoir à fournir des explications embarrassantes aux soldats du feu. (« Comment ça pas conforme notre installation ?)
Voir les flammes redoubler. S’émerveiller qu’une si petite quantité de bois produise tant d’effet.
Se dire qu'on va tout de même appeler les pompiers
Se féliciter que la terrasse soit équipée d’un tuyau d’arrosage.

Admirer le noble geste de Compagnon Cuisinier qui préfère noyer son travail de la journée plutôt que de laisser sa maison et sa famille prendre feu.

Le consoler en déclarant que son poulet cuit au four électrique est absolument délicieux.

Déguster un poulet cuit au four !

mardi 31 mars 2015

Chronique d'une odeur ordinaire, 31 mars 2015

Se lever aux aurores.
Hésiter entre le bonheur de revoir Fils Adoré à Paris pour le week-end et l’agacement d’avoir à subir un long trajet en bus aussi tôt.
Sortir sous la pluie et dans le froid de cette fin mars bruxelloise. Se féliciter d’habiter à deux pas du terminal des bus.
Espérer que le véhicule ne sera pas bondé à une heure aussi matinale et qu’on pourra s’allonger sur deux sièges pour rattraper un peu du sommeil perdu.
Abandonner tout espoir en voyant la file de personnes qui attendent pour embarquer.
Repérer sa rangée, se féliciter d’avoir pensé à réserver une place côté fenêtre, s’installer confortablement, poser son sac à main sur le siège côté couloir, comme un moyen de dissuasion.
Croiser les doigts pour que la place reste inoccupée.

Le voir entrer dans le véhicule.
Penser instantanément qu’il va s’asseoir à la place du sac à main, côté couloir. Se demander pourquoi on imagine tout de suite le pire alors qu’il reste d’autres places libres dans le bus. S’en vouloir de penser si fort qu’on ne veut pas de lui à côté de soi et se dire qu’il est peut-être très sympathique. Râler contre ces petites pensées d’ostracisme ordinaire qui nous pourrissent la cervelle.
Le voir avancer.
Plus que trois rangées, deux, une, « Bonjour, ah, 29, c’est ma place, c’est à vous le sac ? » Rêver de lui répondre non, rêver de lui répondre que le siège est déjà occupé. Ôter son sac à main pour libérer le siège.
Se ratatiner contre la fenêtre en se demandant pourquoi le seul obèse-vraiment-très-obèse du bus devait avoir réservé justement ce siège-là. Sentir son espace vital diminuer, réprimer un soupir en envisageant les quatre heures à passer tassée contre la vitre. Regretter, finalement, de n’avoir pas réservé la place côté couloir.
Se dire qu’on va attendre le départ du véhicule et trouver un prétexte pour changer de place. Voir les derniers sièges libres se remplir à mesure que l’heure du départ approche.
Constater que le véhicule est plein lorsqu’il se met en mouvement.

Ouvrir des yeux horrifiés.
Voir son voisin obèse sortir un paquet de chips de son sac et l’entamer.
Se demander comment on peut ingurgiter cela pour son petit-déjeuner à 6 h du matin…
Sentir son estomac regimber à l’odeur qui envahit l’espace. Réprimer un haut-le-cœur et s’estimer heureuse dans son malheur d’être assise à proximité des toilettes. Au cas où.

Bénir les progrès technologiques qui permettent de s’extraire du vacarme de la mastication grâce au casque de son baladeur numérique. Fermer les yeux, penser à autre chose, tenter d’oublier l’odeur des chips « goût bacon ».
Entendre, malgré les écouteurs, la première déflagration. Rouvrir les yeux interloquée. Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai.
Sentir l’odeur. L’autre odeur. Le bruit puis l’odeur.
C’est donc vrai.

Se faire une raison : il va falloir effectuer les quatre heures du trajet Bruxelles-Paris en bus assise à côté d’un obèse pétomane bouffeur de chips.
Percevoir, du coin de l’œil, le regard affolé de la voisine assise devant l’énergumène. Se dire que pour elle aussi le voyage sera long. Lui rendre un regard qui signifie à la fois « Hélas », « Pourquoi tant de haine » et « Ça fout les boules ». Sentir la catastrophe arriver en percevant ses paupière se plisser alors qu’une deuxième rafale accompagne notre échange de regards.
Voir ses épaules se mettre à trembler. 
Regarder ailleurs, respirer profondément, mais savoir que rien ne pourra lutter contre cette hilarité désespérée qui monte, qui monte, et qui engloutit tout. 
Regarder autour de soi, à gauche, à droite. Entendre que le rire se propage, devant, derrière, toute une zone du véhicule gagnée par un fou rire irrépressible, un fou rire qui tente de lutter contre l’odeur d’œuf pourri qui a envahi le bus.

Ne plus oser regarder son voisin de droite, qui continue à manger ses chips en pétant avec régularité toutes les trois ou quatre bouchées. Tenter de trouver en soi assez de compassion pour cet homme qui doit certainement souffrir de son état. Faire appel à cette compassion pour éteindre son hilarité.
Sentir malgré tout les larmes de rire couler le long de ses joues. S’en vouloir de tant de méchanceté.
Passer le reste du voyage tassée contre la fenêtre une écharpe autour du nez à observer le paysage.

N’avoir jamais été aussi contente d’arriver à Paris. 


Le bonheur d'enfin arriver à Paris !

mercredi 25 mars 2015

Chronique d'un achat ordinaire, 25 mars 2015

Contempler par la fenêtre la pluie drue qui tombe inlassablement sur le pavé bruxellois.
Jeter un regard désespéré au trio félin qui s’agite.
Poser l’équation « heure de manger + réserve de nourriture pour chats vide = félins en colère menaçant de tout fracasser dans l’appartement ».
S’en vouloir d’avoir oublié d’acheter des croquettes en faisant les courses ce matin.
Enfiler rageusement ses chaussures et son manteau.

Arriver trempée au supermarché.
S'emparer d'un sachet de croquettes et prendre la direction des caisses.
Se maudire d’avoir à faire cette emplette à l’heure de pointe et hésiter face aux différentes files débordantes de clients.
Savoir que la loi de Murphy s’applique inévitablement aux files de supermarché et que la colonne choisie sera forcément la plus lente.

Attendre son tour en laissant son regard errer sur les autres clients.
Leur inventer des vies pour passer le temps. Supposer que cet homme qui n’achète que des surgelés est fraîchement divorcé. Se demander si cette femme voilée l’est de son plein gré ou pour obéir à son mari. Sourire de cette mère de famille qui remet en place tous les chocolats que son enfant balance dans le caddie. S’agacer d’un groupe de jeunes cherchant à passer devant tout le monde au prétexte qu’ils n’ont qu’une bière à la main (« Oui, mais vous êtes cinq, et vous allez tous payer séparément… ») Les laisser passer quand même. Ronger son frein en pensant à toutes les bêtises que les félins sont susceptibles de commettre durant cette attente.

Laisser trainer ses oreilles sur la conversation des deux dames âgées qui nous précèdent dans la file d’attente.
S’attendrir devant leur minois de vieille pomme ridée et supposer qu’elles doivent dépasser les 160 ans à elles deux.
Soudain suffoquer.
Se demander si on a bien entendu.
Regarder la petite vieille au si gentil minois et entendre les paroles qu’elle vient de prononcer tournebouler dans notre tête.

« Et votre fille, elle est toujours avec ce Noir ? »

« CE NOIR… »

Défaillir.
Songer que « ce Noir » pourrait être Compagnon Cuisinier.
Avoir envie de pleurer.
Envisager en quelques dixièmes de secondes le comportement à adopter. S’apprêter à dégainer son sabre de pourfendeuse du racisme ordinaire et prendre son souffle pour asséner une réplique bien balancée.
Tendre tout de même l’oreille à la réponse apportée par Petite Vieille numéro deux avant de parler.

« Mais oui, dis, je suis tellement contente pour elle. Il est si gentil. Et beau, si tu savais. Ma petite-fille a de la chance, si j’avais cinquante ans de moins je le lui piquerais. C’est que j’avais du succès moi auprès des hommes dans le temps. »

Pâlir.
Rougir.
Admirer la tête décomposée de Petite Vieille numéro un et tenter de dissimuler son sourire.
Constater que le sabre de pourfendeuse du racisme ordinaire est en de bonnes (vieilles) mains.
Se féliciter de n’avoir pour une fois pas réagi impulsivement. Avoir la certitude que la réponse de Petite Vieille numéro deux est bien plus efficace que tout ce qu’on aurait pu inventer.

S’en vouloir d’être tombée dans le piège des clichés. Se demander si ce n’est pas une autre forme de racisme que de penser que tous les vieux sont réac. Philosopher au passage sur la validité ou non du concept de « racisme anti-vieux ».
Rentrer chez soi le cœur léger.
Retrouver la meute féline qui n’a presque pas déclenché de catastrophe, s'empresser de les nourrir.

Embrasser Compagnon Cuisinier à son retour et lui dire qu’on trouve la vie formidable.


Faire ses emplettes aux heures de pointe...