mercredi 25 mars 2015

Chronique d'un achat ordinaire, 25 mars 2015

Contempler par la fenêtre la pluie drue qui tombe inlassablement sur le pavé bruxellois.
Jeter un regard désespéré au trio félin qui s’agite.
Poser l’équation « heure de manger + réserve de nourriture pour chats vide = félins en colère menaçant de tout fracasser dans l’appartement ».
S’en vouloir d’avoir oublié d’acheter des croquettes en faisant les courses ce matin.
Enfiler rageusement ses chaussures et son manteau.

Arriver trempée au supermarché.
S'emparer d'un sachet de croquettes et prendre la direction des caisses.
Se maudire d’avoir à faire cette emplette à l’heure de pointe et hésiter face aux différentes files débordantes de clients.
Savoir que la loi de Murphy s’applique inévitablement aux files de supermarché et que la colonne choisie sera forcément la plus lente.

Attendre son tour en laissant son regard errer sur les autres clients.
Leur inventer des vies pour passer le temps. Supposer que cet homme qui n’achète que des surgelés est fraîchement divorcé. Se demander si cette femme voilée l’est de son plein gré ou pour obéir à son mari. Sourire de cette mère de famille qui remet en place tous les chocolats que son enfant balance dans le caddie. S’agacer d’un groupe de jeunes cherchant à passer devant tout le monde au prétexte qu’ils n’ont qu’une bière à la main (« Oui, mais vous êtes cinq, et vous allez tous payer séparément… ») Les laisser passer quand même. Ronger son frein en pensant à toutes les bêtises que les félins sont susceptibles de commettre durant cette attente.

Laisser trainer ses oreilles sur la conversation des deux dames âgées qui nous précèdent dans la file d’attente.
S’attendrir devant leur minois de vieille pomme ridée et supposer qu’elles doivent dépasser les 160 ans à elles deux.
Soudain suffoquer.
Se demander si on a bien entendu.
Regarder la petite vieille au si gentil minois et entendre les paroles qu’elle vient de prononcer tournebouler dans notre tête.

« Et votre fille, elle est toujours avec ce Noir ? »

« CE NOIR… »

Défaillir.
Songer que « ce Noir » pourrait être Compagnon Cuisinier.
Avoir envie de pleurer.
Envisager en quelques dixièmes de secondes le comportement à adopter. S’apprêter à dégainer son sabre de pourfendeuse du racisme ordinaire et prendre son souffle pour asséner une réplique bien balancée.
Tendre tout de même l’oreille à la réponse apportée par Petite Vieille numéro deux avant de parler.

« Mais oui, dis, je suis tellement contente pour elle. Il est si gentil. Et beau, si tu savais. Ma petite-fille a de la chance, si j’avais cinquante ans de moins je le lui piquerais. C’est que j’avais du succès moi auprès des hommes dans le temps. »

Pâlir.
Rougir.
Admirer la tête décomposée de Petite Vieille numéro un et tenter de dissimuler son sourire.
Constater que le sabre de pourfendeuse du racisme ordinaire est en de bonnes (vieilles) mains.
Se féliciter de n’avoir pour une fois pas réagi impulsivement. Avoir la certitude que la réponse de Petite Vieille numéro deux est bien plus efficace que tout ce qu’on aurait pu inventer.

S’en vouloir d’être tombée dans le piège des clichés. Se demander si ce n’est pas une autre forme de racisme que de penser que tous les vieux sont réac. Philosopher au passage sur la validité ou non du concept de « racisme anti-vieux ».
Rentrer chez soi le cœur léger.
Retrouver la meute féline qui n’a presque pas déclenché de catastrophe, s'empresser de les nourrir.

Embrasser Compagnon Cuisinier à son retour et lui dire qu’on trouve la vie formidable.


Faire ses emplettes aux heures de pointe...

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